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Le paysage des placements financiers des ménages français a beaucoup évolué en 2023. Le flux de placements s’est réduit par rapport à 2022 et il y a eu des logiques d’allocations d’actifs au profit des comptes à terme et de l’épargne règlementée, au détriment des dépôts à vue. Le niveau des flux et les allocations ont été influencés par le choc inflationniste, la hausse des taux directeurs de la BCE et la moindre création monétaire (moins de nouveaux crédits). Bien comprendre ces tendances récentes est précieux car le contexte qui se dessine va, petit à petit, devenir contraire à celui qu’il a été : une inflation moindre et des probables desserrements monétaires amélioreront, à moyen terme, le volume des flux de placements financiers et modifieront les actifs cibles des épargnants.

Focus épargne financière liquide en France : quelles évolutions récentes, quels impacts de la politique monétaire ?

En terme de stock, à la fin du 3e trimestre 2023 (les chiffres provisoires commentés en aval ne sont pas disponibles pour les encours), les ménages français disposaient de 6 000 Md€ d’épargne financière (soit 3,6 années du revenu disponible brut constaté fin 2022), pour 61,2 % en produits de taux d’intérêt, 37,7 % en produits de fonds propres (actions cotées, mais aussi et surtout actions non cotées et participations dans les entreprises dont les flux sont en grande majorité plutôt inertes) et 0,4 % en fonds immobiliers.  

Nous centrons l’analyse sur la partie de cette épargne où les flux sont les plus importants et où ils font l’objet régulièrement d’arbitrages/révisions d’allocations. On constate que les flux de placements financiers des ménages progressent mais s’essoufflent entre 2022 et 2023.

Tableau 1. Placements financiers des ménages (extrait, flux, Mds)

Tableau des placements financiers des ménages

Quels impacts sur ces flux d’épargne financière de l’inflation ?

Le contexte récent a été marqué par une très forte inflation et des taux d’intérêt en hausse,

a) qui ont eu, pour l‘inflation via la hausse des salaires (65 % du revenu disponible), pour les taux d’intérêt et loyers perçus (liés à l’inflation) via les revenus patrimoniaux (20 % du revenu disponible, avec EBE des ménages purs, hors entrepreneurs individuels), un effet positif sur les revenus nominaux ce qui, à taux d’épargne financière inchangé, accroît la masse d’épargne nouvelle : le revenu disponible brut nominal aurait cru, selon l’Insee (source) de 7,4 % en 2023, soit plus qu’en 2022 (5,1 %). Le taux d’épargne financière n’est pas encore renseigné par l’appareil statistique, mais il apparaît avoir peu évolué.

b) qui peuvent avoir deux effets sur l’arbitrage consommation/épargne :

  • celui de favoriser la hausse du taux d’épargne pour i) maintenir constant le pouvoir d’achat patrimonial, surtout quand la hausse des rendements ne couvre pas l’inflation donc détériore le pouvoir d’achat ; ii) profiter d’un rendement de l’épargne meilleur (hausse des taux réglementés, des comptes à terme, etc.) ;
  • celui, a contrario, de favoriser la désépargne (baisse du taux d’épargne), soit du fait de dépenses contraintes en hausse, soit par volonté d’accélérer la consommation, pour anticiper l’achat de produits qui seront plus chers demain.

Les impacts sont différents d’un ménage à l’autre, les ménages ayant été impactés différemment par l’inflation selon leur décile de revenu (vu le poids des dépenses énergétiques et alimentaires) et par la hausse des taux d’intérêt (stock d’épargne).        

Tableau 2. Hétérogénéité de l'inflation par dixième de niveau de vie des ménages en (%)


Graphique 1. Evolution estimée du revenu disponible des ménages par dixième entre 2021 et 2023 en moyenne annuelle

Source : OFCE,« De la crise Covid au choc inflationniste : une analyse macro/micro du pouvoir d’achat en France ».

La décollecte des dépôts à vue (-48,6 Md€) reflète donc une consommation « forcée » due à l’inflation et un phénomène de report vers les supports rémunérés. L’épargne réglementée et les comptes à terme ont récolté 103,5 Md€ en 2023, soit 33,7 Md€ de plus qu’en 2022.

c) qui, pour la hausse des taux et le renchérissement du crédit, aboutit à moins de nouveaux crédits, donc à moins de création monétaire dans l’économie, le circuit suivant étant asséché : « crédità acheteur immobilierà flux financiers vers le vendeurà le vendeur dispose de flux monétaires à placer ». La corrélation historique entre flux nets de crédits et flux de placements est forte (cf. graphique ci-dessous issus d’une étude de La Banque Postale). En 2023, les nouveaux crédits à l’habitat se comptabilisent à 139 Md€, un net recul par rapport à la production 2022 (235 Md€) : c’est un choc majeur car 96 Md€ en moins, c’est l’équivalent, dans la chaîne de constitution des flux financiers, d’une baisse du revenu nominal de plus de 5 % ou d’une baisse du taux d’épargne financière de 2 points (un quart).

 

Graphique 2. Evolution du flux de placements des ménages et des flux de crédit

Au total, 2023 a été marquée par i) un flux de placements inférieur à 2022, non pas du seul fait de l’affaiblissement de la dynamique de l’effet revenu ou d’une moindre épargne, mais aussi en raison d’une moindre création monétaire : moins de crédit, c’est moins d’argent nouveau dans le système monétaire ; ii) une allocation vers les actifs bénéficiant de la hausse des taux directeurs (épargne réglementée et comptes à terme) au détriment des dépôts à vue et des actifs obligataires (assurance vie).

Quelles évolutions anticiper pour 2024 ?

Dans l’enquête mensuelle de conjoncture auprès des ménages menée par l’Insee et publiée en février (lien), les ménages indiquent que leur capacité d’épargne future est légèrement supérieure à leur moyenne de long terme, l’opportunité d’épargner très supérieure à la moyenne historique tandis que celle de faire des achats importants s’inscrit encore franchement sous la moyenne historique. Les inquiétudes sont modérées quant à la situation sur le marché du travail (composante sous le niveau de préoccupation historique) mais fortes sur la situation financière.

L’année 2024 se dessine comme suit :

  • L’épargne financière (considérée « en masse », en euros courants) est une variable nominale qui bénéficie de l’effet inflation : elle va continuer de progresser en 2024, mais le support inflationniste devrait s’avérer moindre qu’en 2023 ; dans un horizon seulement de moyen terme, la baisse attendue des taux de la BCE pourrait raviver le crédit et la création monétaire, ce qui favorisera le volume des placements financiers.
  • Le taux d’épargne des ménages ne devrait, en 2024, pas connaître de forts à-coups, les forces baissières (moindre désépargne forcée du fait de la désinflation engendrant un pouvoir d’achat attendu en progression) devant l’emporter légèrement sur les forces haussières (point d’attention sur la hausse du taux de chômage et son effet sur l’épargne de précaution).
  • L’épargne monétaire (comptes à terme, comptes à terme OPC…) et celle réglementée (rappel : taux du livret A et LDDS gelés à 3 % jusqu’en février 2025) devraient bénéficier d’un fort attrait du fait du niveau des taux directeurs de la BCE à court terme (maintenant une pression de décollecte sur les dépôts à vue et les livrets bancaires), mais cet attrait s’amenuisera mécaniquement et  graduellement au fil de l’année 2024 lorsque se matérialiseront les baisses de taux de la BCE et que les comptes à terme contractualisés en 2023 seront échus.
  • L’assurance vie en euro (obligations) ne renouera pas à court terme avec une collecte positive ; il faudra patienter quelques dans quelques trimestres au moins, lorsque les comptes à terme perdront en attrait avec les baisses des taux directeurs de la BCE.

Taux d’épargne des ménages : toujours de fortes divergences d’une économie à l’autre

Concernant le taux d’épargne (qui est un flux), c’est-à-dire la part du revenu disponible qui n’a pas fait l’objet de dépenses de consommation ou d’investissement, on constate :

  • pour le taux d’épargne global (liquidités, placements financiers, remboursement de crédit), 3 groupes : i) la France et l’Allemagne où les taux d’épargne n’ont que peu baissé, restant au-dessus de leur moyenne 2000-2019, ii) le Royaume-Uni, où le taux d’épargne s’est normalisé (retour à la moyenne 2000-2019, quoique supérieur au niveau de 2019), iii) les Etats-Unis, où le taux d’épargne a baissé pour s’établir sous la moyenne 2000-2019 et sous son niveau de 2019 ;
  • pour le taux d’épargne financière, (qui exclut l’épargne pré-engagée dans le remboursement des crédits), le même regroupement peut être établi.

 

Graphiques 3. Taux d'épargne des ménages (% du revenu, en pointillé les moyennes 2000-2019)


 

Graphique 4. Taux d'épargne financière des ménages (% du revenu, en pointillé les moyennes 2000-2019)

Il y a donc d’un côté les ménages américains qui ont davantage consommé qu’ils ne l’auraient fait dans le passé vu leur revenu : il y a eu un comportement de désépargne des liquidités accumulées lors du choc Covid 19 ; de l’autre, les ménages européens qui, au niveau agrégé, n’ont non seulement pas puisé dans l’épargne accumulée, mais même continué de sous-consommer par rapport à la normale historique.

Comportement d’épargne : une relance économique « gratuite » aux Etats-Unis, un frein en France

Macroéconomiquement, l’effet conjoncturel instantané d’un comportement plus favorable à l’épargne est une moindre dépense de consommation ou d’investissement, donc une moindre progression du PIB. En France, en 2022 et 2023, un taux d’épargne d’environ 17,5 % plutôt qu’un contrefactuel historique de 14,3 %, c’est, sur 2 ans, environ 100 Mds de consommation/investissement des ménages amputés, soit un maximum de 2 points de PIB par an (« maximum » car il y aurait eu une fuite en importations, dans la dépense, qui viendrait amoindrir l’effet haussier sur le PIB). En symétrie, pour les Etats-Unis, l’effet conjoncturel instantané de ponction dans l’épargne offre un soutien « gratuit » à l’économie, « gratuit » car il ne transite ni par les entreprises (pas de hausses de salaires) ni par l’Etat (pas de baisse d’impôts/hausse du déficit).

Une épargne faible porteuse d’inconvénients pour la consommation future et le financement de l’économie

Attention toutefois à l’effet de long terme d’une épargne faible : i) elle n’offre pas à la consommation future une poche de résilience en cas de baisse des revenus, ii) moins d’épargne, c’est un frein pour l’investissement (pour peu que l’épargne des ménages soit bien orientée) et iii) un « bon » niveau d’épargne doit être rapporté aux besoins de financement de l’économie et, trop faible, il ouvre une dépendance au financement extérieur.

Un « bon » niveau d’épargne des ménages se définit non pas en fonction d’un standard historique mais selon les comportements des autres agents (entreprises, Etat) : quels sont leur épargne, leurs besoins de financements ? Dans le cas des Etats-Unis et de la France, l’épargne nationale (ménages, entreprises et Etat) est insuffisante au regard des besoins de financement de l’économie. Quand les balances courantes sont déficitaires (quand les revenus d’un pays issus de son commerce, de ses avoirs extérieurs, sont supérieurs aux dépenses), les capitaux externes sont nécessaires pour financer l’économie.

Le comportement d’épargne insuffisante des ménages américains accroit la dépendance aux financements externes des Etats-Unis, celui de sur-épargne des ménages français amoindrit, sans la régler, la dépendance française. L’épargne allemande, au regard des excédents commerciaux notamment, est très abondante.

 

Graphique 5. Balances courantes (en % du PIB)


Comportement d’épargne : pourquoi une baisse du taux d’épargne aux Etats-Unis, une persistance en France ?

Une telle polarisation des comportements questionne ; parmi les raisons sous surveillance :

  1. La peur des impôts due aux déficits publics élevés ? L’« équivalence ricardienne » veut que les ménages intègrent que les déficits budgétaires actuels des Etats se traduisent par des anticipations de hausses futures d’impôt, d’où une épargne accrue par anticipation des ponctions futures. Les déficits budgétaires structurels respectifs de la France et des Etats-Unis se sont tous les deux accentués, passant selon le FMI de respectivement -2,1 et -6,0 points de PIB en 2019 à -4,3 et -8,8 % points en 2023. Le comportement des ménages américains ne valide pas cette théorie.
  2. De moindres revenus futurs ? i) La crise énergétique et inflationniste récente diffère d’une zone à l’autre dans son intensité et sa configuration ; en zone euro, la crise énergétique est une ponction de l’extérieur forte et durable alors qu’aux Etats-Unis, l’inflation n‘est pas un transfert de richesse vers le reste du monde mais entre acteurs et secteurs domestiques ; c’est une explication possible ; ii) une mauvaise orientation du marché du travail peut engendrer une épargne de précaution : pourtant, les taux de chômage sont en baisse et sous leur moyenne de long terme dans les deux économies (cf. graphique) ; cet argument ne tient donc pas ; iii) il y a une rupture de la croissance tendancielle du PIB/tête en France (comme en zone euro) alors que cette tendance se poursuit aux Etats-Unis (cf. graphique) : la précaution face à un avenir moins généreux que prévu est une explication plausible.

 

Graphique 6. Taux de chômage par rapport à la moyenne 2000-2019


 

Graphique 7. PIB par tête (base 100 en 2000)


  1. Un effet richesse négatif lié à l’inflation à compenser ? Lorsque le pouvoir d’achat du patrimoine est érodé, alors la tentation de l’épargnant peut être de combler cette perte par davantage d’épargne. Entre le 3e trimestre 2021 et le 3e trimestre 2023, les actifs « réels » des ménages ont reculé de -12,8 % aux Etats-Unis (contribution de l’inflation, -12,2 %) et -9,4 % en France (contribution de l’inflation : -10,7 %). Cet argument de reconstitution du pouvoir d’achat par hausse du taux d’épargne est une hypothèse plausible en France mais pas aux Etats-Unis : là encore, l’exception américaine interroge.

 

Graphique 8. Actifs financiers des ménages ( base 100 au 2012T1, déflaté par le CPI)

Les explications macroéconomiques ne sont donc pas toutes convaincantes, il restera à investiguer d’autres pistes, microéconomiques (répartition-concentration de l’épargne, rapport à l’épargne…), quand les données seront disponibles.