Ce texte s’inscrit dans une série consacrée à la redirection écologique, et à ces territoires qui redirigent. Chaque article mettra en lumière une collectivité, une équipe, un projet - parfois modeste, parfois radical - mais toujours révélateur d’une évolution profonde.  L’objectif est double : montrer que le renoncement n’est ni une défaite, ni un défaut d’ambition, et offrir aux acteurs publics des points d’appui pour penser autrement leurs priorités, leurs investissements, leurs responsabilités. 

Ce travail de valorisation s’appuie sur une base de données dynamique des cas de redirection territoriale, que nous poursuivons et enrichissons en continu. Cet outil vise à documenter ces transformations de manière rigoureuse, mais aussi à créer un effet de seuil : montrer que ces décisions, prises isolément, dessinent peu à peu les contours d’une autre politique de l’aménagement, de la mobilité, du foncier ou encore des services publics.

En mars 2025, la communauté de communes de la vallée de Chamonix-Mont-Blanc a modifié son Plan Local d’Urbanisme (PLU) intercommunal pour interdire les nouvelles résidences secondaires sur une grande partie de son territoire. Une mesure inédite, qui ne se réclame pas explicitement du « renoncement » mais en incarne une forme exemplaire : celle d’un arbitrage volontaire au nom de la soutenabilité et de la justice territoriale.

S’emparer de la planification pour agir

Dans un contexte d’attractivité forte mais destructrice, où l’immobilier de luxe, la pression touristique et la financiarisation du logement mettent en péril l’habitabilité locale, Chamonix a fait le choix de recourir à un outil souvent perçu comme technique : le PLU (Plan Local d’Urbanisme Plan Local d’Urbanisme).
Mais cette fois-ci, la planification n’a pas servi à encadrer la croissance mais à la freiner. Le changement introduit vise en effet à interdire les nouvelles résidences secondaires sur environ 90 % du territoire, tout en protégeant le logement à l’année.
« C’est une stratégie d’arbitrage territorial rare. On assume l’idée que tous les projets ne sont pas souhaitables, même s’ils sont légaux ou rentables. » explique Ève Cœur, de l’agence Citadia, qui a accompagné la révision de ce PLU.
Cette décision ne tombe pas du ciel : elle s’inscrit dans un contexte tendu. Dans les années précédant la réforme du PLU, de nombreuses voix locales se sont élevées pour dénoncer une transformation brutale du tissu social de la vallée.

Le renoncement comme outil d’aménagement

La collectivité n’a pas présenté sa décision comme un renoncement. Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit en définitive : refuser certains usages du territoire pour en préserver d’autres, jugés plus vitaux à long terme. En ce sens, la modification du PLU relève d’un arbitrage structurant, assumé, non réactif, fondé sur une lecture fine des tensions territoriales.
 

La résidence secondaire n’est pas neutre. Elle peut induire une saturation des réseaux, une inflation du foncier, un accroissement des émissions, une pression sur les ressources. Cela ne peut plus être considéré comme un usage légitime partout, tout le temps.

Ève Cœur

Le PLU devient alors un outil d’éviction sélective, non pas contre des personne mais contre un modèle de développement fondé sur la captation de la valeur plutôt que sa redistribution.
Cette stratégie s’appuie sur la reconnaissance de l’effet systémique de la pression touristique : pénurie de logements à l’année, disparition des saisonniers, délitement des services publics, fermeture des classes, etc. En interdisant les nouvelles résidences secondaires, Chamonix tente de préserver un équilibre menacé en envoyant un message clair : l’attractivité ne peut plus être pensée comme une fin en soi.

Un changement de culture institutionnelle

Cette décision repose sur une acculturation forte des élu·es, qui ont saisi l’enjeu de protéger la capacité d’habiter davantage que de construire. La volonté politique s’est doublée d’un appui technique solide, avec un travail mené par Citadia en lien étroit avec les élu·es et les services.
 

Il y a eu des débats, mais pas d’opposition frontale. Beaucoup de gens ont compris que si rien ne changeait, il n’y aurait bientôt plus de vie locale, plus de saisonniers, plus d’écoles.

Ève Cœur

Le PLU est ici utilisé comme un levier d’explicitation collective : il donne à voir ce qui menace le territoire, et outille l’action pour faire barrage aux dynamiques d’éviction. Il permet aussi de penser l’usage du sol comme un bien commun, non comme un simple support de valorisation foncière.
Cette orientation a été rendue possible grâce à un contexte juridique favorable : la loi Le Meur, adoptée en 2024, a introduit de nouvelles marges de manœuvre pour les collectivités souhaitant lutter contre la spéculation foncière. Sans cette évolution, le PLU de Chamonix n’aurait probablement pas pu être modifié en ces termes.

Une mesure qui pourrait faire école ?

La modification du PLU de Chamonix ouvre une brèche. En posant des limites à l’usage du sol et à l’attractivité résidentielle, elle remet en cause la valeur d’échange comme critère suprême de l’aménagement.
 

Il y a un avant et un après. Cette modification du PLU a ouvert la possibilité de dire "non”, de façon motivée, argumentée, juridiquement solide.

Ève Cœur

Plusieurs autres collectivités de montagne observent aujourd’hui cette décision, y compris dans des territoires moins touristiques, où l’effet « résidence secondaire » contribue tout autant à la raréfaction du foncier.

Le cas de Chamonix illustre une inflexion possible du rôle des collectivités. Plutôt que d’accompagner la croissance tout en tentant d’en limiter les dégâts, elles endossent un rôle de garde-fou, en préservant ce qui rend les territoires habitables. Cela suppose de politiser la planification, d’assumer des arbitrages, et de résister aux sirènes de la rentabilité immédiate.

La décision prise à Chamonix pourrait bien faire école. D’autres collectivités s’interrogent aujourd’hui sur des dispositifs similaires, notamment dans des zones confrontées à des tensions foncières ou résidentielles accrues. 

Certaines communes de Savoie, comme Bourg-Saint-Maurice ou Saint-Martin-de-Belleville, explorent des mesures restrictives analogues, en lien avec le phénomène de dépeuplement des centres-villes, la pression touristique saisonnière, ou les besoins en logement des travailleurs permanents. A Cancale (Ille-et-Vilaine), le pourcentage de résidences secondaires est passée de 35,5 % à 41,2 % entre 2011 et 2022. Face à cette pression, la commune a modifié son PLU à l’été 2025 pour y intégrer une servitude de résidence principale : toute nouvelle construction devra être occupée au moins huit mois par an. Cette disposition, rendue possible par la nouvelle législation, ne s’applique que dans les secteurs les plus touchés et uniquement aux logements neufs. Elle prévoit des sanctions pouvant atteindre 1 000 € par jour en cas de non-respect. Ce type de régulation, adossé à des contrôles notariés et des clauses contractuelles, vient compléter l’arsenal dont disposent désormais les communes pour endiguer la prolifération des résidences secondaires et préserver leur tissu résidentiel permanent.

Les collectivités adoptent ici des stratégies variées : certaines testent des limites de la loi par la prise de mesures anticipées, d’autres s’engagent dans un lobbying visant à faire évoluer la règlementation. Pour l’heure, malgré des besoins communs, nous n’avons pas connaissance d’initiatives visant à mutualiser la réflexion et les stratégies/tactiques déployées entre services concernées.

D’autres leviers à explorer : au-delà des interdictions

A côté des solutions réglementaires comme les PLU contraignants, d'autres leviers sont mobilisés pour limiter l’emprise des résidences secondaires sur les territoires.

Depuis le décret du 25 août 2023, qui a élargi aux communes touristiques le droit de surtaxer les résidences secondaires – une disposition auparavant réservée aux seules zones tendues – de nombreuses communes comme Saint-Malo, Bayonne, Bonifacio, Chamonix ou Saint-Tropez ont fait usage de ce levier, en adoptant pour certaines le taux maximal autorisé de 60 %.

Ces outils ne visent pas seulement à récupérer des recettes : ils servent d’incitation ou de frein, dans un contexte où le parc de résidences secondaires en France a progressé de 57 % entre 1982 et 2021, passant de 2,3 à 3,7 millions, soit près de 10 % du parc de logements total. La pression est particulièrement forte dans certaines zones comme la Nouvelle-Aquitaine (11 %), ou des départements tels que la Creuse ou la Charente-Maritime, où la part dépasse les 19 %.

À ces mesures fiscales s’ajoutent d’autres pistes explorées : incitations à la remise sur le marché des logements vacants, réserves foncières pour l’habitat permanent, modulation des aides à la construction ou au crédit pour éviter les effets d’aubaine. Plus structurellement, des débats émergent sur la nécessité de réorienter les politiques publiques vers l’adaptation et la rénovation de l’existant, plutôt que vers la production neuve, souvent plus énergivore et propice à la spéculation.

Une pression immobilière record… et des risques de report à anticiper

Le choix opéré à Chamonix prend tout son sens à la lumière de la situation locale : selon l’INSEE (2021), plus de 70 % des logements de la commune sont des résidences secondaires, un chiffre qui reflète un déséquilibre profond entre habitat touristique et résidentiel. Cette pression s’est accompagnée d’un recul démographique de près de 10 % en 25 ans, en lien avec la hausse du foncier et la raréfaction du logement accessible pour les ménages permanents.

Si la mesure adoptée par Chamonix est pionnière, elle comporte néanmoins un risque : celui de déplacer la pression foncière vers les communes voisines, moins bien équipées pour riposter. Ce constat n'est pas isolé : comme le souligne une note de 2020 publiée par Terra Nova (« Politiques du logement : le temps des intercommunalités »), la politique du logement est désormais largement structurée à l’échelle intercommunale, celle des programmes locaux de l’habitat (PLH) – une reconnaissance institutionnelle grandissante de la nécessité d’une action coordonnée au-delà du seul périmètre communal.

Un rapport de 2024 d’Intercommunalités de France et Sciences Po (« Métropoles et territoires voisins : quelles dynamiques de coopération ? ») abonde dans ce sens, en recommandant des mécanismes de coordination intercommunale ou régionale, pour éviter que les logiques d’évitement ou la concurrence territoriale ne finissent par fragiliser les politiques locales – notamment dans les domaines sensibles comme le logement ou l’aménagement.

Un phénomène à l’échelle européenne

La dynamique des résidences secondaires ne concerne pas uniquement les territoires touristiques emblématiques : elle reflète un déséquilibre structurel qui s’observe à différentes échelles.
 

La Nouvelle-Aquitaine, très concernée par la pression foncière, affiche 11 % de résidences secondaires, avec des pics dans certains départements : près de 20 % en Creuse ou en Charente-Maritime. Dans des stations alpines comme La Clusaz, ce taux dépasse même les 80 %, rendant l’accès au logement quasi impossible pour les travailleurs permanents et saisonniers (INSEE, 2022).

Face à cette pression, certaines collectivités adoptent des mesures fortes, à l’image de Chamonix. Mais d’autres pays européens ont également engagé des régulations spécifiques :

  • En Suisse, la loi fédérale interdit depuis 2016 la construction de nouveaux logements secondaires dans les communes où ceux-ci dépassent 20 % du parc résidentiel (loi sur les résidences secondaires, issue de l’initiative Weber).
  • En Espagne, plusieurs régions projettent de taxer jusqu’à 100 % l’achat de logements par des non-résidents, afin de freiner la spéculation et favoriser l’habitat permanent.
  • Des pays comme le Portugal et la Grèce ont mis fin aux programmes de « golden visas », qui facilitaient l’accès au marché immobilier pour les investisseurs étrangers, contribuant à la hausse des prix et à l’éviction des habitants locaux.

Ces exemples montrent qu’un changement de paradigme est en cours, plaçant la régulation de l’usage du sol au cœur des politiques publiques, non plus pour maximiser la rentabilité foncière, mais pour préserver des conditions d’habitation durables.

Ces politiques publiques montrent qu’il est possible de déplacer le jeu stratégique : de la maximisation de la valeur foncière à court terme vers la préservation de l’habitabilité territoriale sur le long terme. En plaçant des limites à certains usages du sol – comme la transformation de logements en résidences secondaires, les collectivités réaffirment leur rôle d’arbitrage dans la répartition des ressources rares : foncier, logement, services publics, lien social. Ce faisant, elles ne défendent pas simplement une « population locale » sur un mode identitaire mais très concrètement la capacité à vivre durablement dans ces territoires – pour les habitants permanents, les saisonniers et les générations futures.