cicéron
c'est poincarré
Ce texte s’inscrit dans une série consacrée à la redirection écologique, et à ces territoires qui redirigent. Chaque article mettra en lumière une collectivité, une équipe, un projet - parfois modeste, parfois radical - mais toujours révélateur d’une évolution profonde. L’objectif est double : montrer que le renoncement n’est ni une défaite, ni un défaut d’ambition, et offrir aux acteurs publics des points d’appui pour penser autrement leurs priorités, leurs investissements, leurs responsabilités.
Ce travail de valorisation s’appuie sur une base de données dynamique des cas de redirection territoriale, que nous poursuivons et enrichissons en continu. Cet outil vise à documenter ces transformations de manière rigoureuse, mais aussi à créer un effet de seuil : montrer que ces décisions, prises isolément, dessinent peu à peu les contours d’une autre politique de l’aménagement, de la mobilité, du foncier ou encore des services publics.
SOMMAIRE
1. Renoncer pour rediriger ce que nous apprennent les territoires
2. Renoncer pour rediriger : le cas de la presqu'île de Caen
3. Renoncer pour rediriger : le cas de Grenoble, quand une piscine devient un révélateur
4. Renoncer pour rediriger : le cas de Chamonix : planifier la raréfaction, interdire les résidences secondaires
5. Renoncer pour rediriger : le cas de la route des Landes à Lamballe-Armor
Ce n’est pas loin d’être une première en Bretagne : après plusieurs années d’expérimentation et d’études, une commune décide en partenariat avec le département de fermer une portion de route départementale pour protéger les amphibiens qui la traversent lorsqu’ils rejoignent leurs lieux de reproduction. Ce renoncement révèle un changement profond de priorités : la protection du vivant l'emporte sur des usages humains du territoire. Ce changement ne s’est cependant pas opéré sans douleur. Récit d’un renoncement rare et controversé.
Après plusieurs années d'actions visant à protéger les batraciens des environs, les élus de la communauté d'agglomération Lamballe Terre et Mer et de la commune de Lamballe-Armor ont pris en 2021 la décision de fermer définitivement une section de la route départementale 28. Chaque année, des milliers d’amphibiens quittent le bois voisin et traversent cette voie pour se reproduire dans les mares des landes situées de l’autre côté de la route. Si la fermeture reste définitive pour les véhicules motorisés, la route n'a pas été renaturée : elle demeure accessible aux engins agricoles nécessaires à l'exploitation des parcelles environnantes et sert désormais de voie verte pour les piétons et cyclistes.
Le long chemin menant à la fermeture définitive de la D28 trouve son origine en 2016, quand Martine Faguet-Riquier est embauchée par la communauté d’Agglomération en tant qu’apprentie en BTS Gestion et Protection de la Nature pour étudier la mortalité des amphibiens sur cette route départementale longeant sur 800 mètres le site Natura 2 000 des Landes de La Poterie. Chaque matin, elle parcourt la route pour recenser les individus morts. Ses relevés montrent une mortalité importante d’amphibiens pour ce site abritant une diversité d'espèces exceptionnelle pour la région (11 espèces ont été recensées, parmi lesquelles le crapaud épineux, la grenouille agile et cinq types de tritons).
Suite à cette étude, la Communauté d’Agglomération a mis en place de 2016 à 2019 un système de déplacement manuel des batraciens avec l’aide de l’association naturaliste VivArmor Nature. Le dispositif, artisanal mais efficace, consistait en l'installation de bâches et de seaux du côté est de la route, d'où provenaient majoritairement les batraciens lors de leur migration hivernale. Ces installations rudimentaires permettaient d'intercepter les amphibiens avant leur périlleuse traversée. Chaque matin, des bénévoles se mobilisaient pour transporter les animaux collectés durant la nuit vers les landes situées de l'autre côté de la route. Cette organisation, bien qu'efficace pour la protection des batraciens, révéla rapidement ses limites opérationnelles. La mobilisation quotidienne de bénévoles, cruciale pour atteindre ces objectifs de protection de la biodiversité, s'avéra difficile à garantir dans la durée.
Face à ces contraintes, le maire de Lamballe-Armor fit en hiver 2019 une proposition radicale au conseil départemental : fermer temporairement la portion de route durant la période migratoire. Cette mesure d'urgence devait permettre de protéger immédiatement les batraciens tout en laissant le temps d'engager une étude approfondie avec Lamballe Terre et Mer (maître d'ouvrage de l'étude), le département des Côtes-d'Armor, le CEREMA et l'association VivArmor Nature en vue d’une solution permanente. Le conseil départemental accepta cette proposition et un trajet alternatif fut mis en place, rallongeant de quelques minutes les déplacements des riverains.
Plusieurs scénarios émergèrent de l’étude menée avec le CEREMA, notamment la fermeture nocturne de la route via des barrières automatiques ou encore l’installation de passages pour les amphibiens sous la route (crapauduc ou batrachoduc). Ces deux solutions se sont finalement révélées impraticables. La première parce qu’elle présentait le risque de bloquer des voitures devant ou entre les deux barrières, la deuxième parce qu’elle aurait nécessité de bétonner les abords de toute la portion de route, ce qui n’était ni envisageable d’un point vue financier, ni d’un point de vue écologique, avec, qui plus est, une incertitude quant à l'efficacité du dispositif du fait de l’hydrologie du site, avec le risque que les tunnels soient régulièrement noyés d’eau, empêchant tout passage des amphibiens.
Le tournant décisif survint lors d'une réunion avec le Département en 2021. Celui-ci proposa de fermer définitivement cette portion de la départementale (même si l’idée avait déjà été évoquée en 2019). Cette proposition, dans sa simplicité apparente, fit basculer le cadre des discussions. Les débats ne portaient plus, dès lors, sur la recherche d'une solution technique permettant de maintenir la circulation, mais sur les modalités pratiques d'une fermeture permanente.
La route devint communale en 2021, donnant à la commune de Lamballe-Armor l'autorité juridique nécessaire pour la fermer définitivement à la circulation motorisée - à l'exception des véhicules agricoles dont l'accès reste nécessaire pour l'exploitation de certaines parcelles. Reclassée en voie verte en 2023, elle fait désormais l'objet d'un futur plan d'aménagement visant à améliorer l’accessibilité et la visibilité des Landes de la Poterie pour les piétons et les personnes à mobilités réduites.
Cependant, le chemin vers cette fermeture définitive n'a pas été sans embûches. Si la décision finale peut sembler logique au regard des enjeux écologiques, elle masque les tensions et les incompréhensions qui ont émaillé le processus. La fermeture de la route a en effet suscité des levées de boucliers chez certains riverains. Une telle opposition n'avait pas été anticipée par les porteurs de projets, alors même que des mesures de concertation avaient été mises en place (en partie limitées, il est vrai, par les confinements successifs liés à la pandémie de Covid-19). Fermer une route « pour protéger des batraciens » est apparu à certains habitants comme une dévalorisation symbolique des besoins humains, une inversion problématique de ce qu'ils considèrent comme l'ordre « normal » des priorités. Cette perception, qu'on la juge fondée ou non, constitue une réalité avec laquelle les porteurs du projet ont dû composer.
Pour certaines personnes, il était incompréhensible de fermer une route pour laisser passer des grenouilles. Ceux-ci avaient emprunté cette route tous les jours pour aller travailler et dans leur logique de pensée, fermer une route qui avait nécessité un investissement au moment de sa construction et qui pouvait encore servir, ce n’était pas entendable.
Romuald Toussaint
Directeur de l’environnement à la communauté d’Agglomération de Lamballe Terre et Mer
Ces réactions de rejet face un renoncement au profit du vivant non humain soulèvent au moins deux questions.
D’une part, qui peut légitimement parler au nom de ceux qui ne participent pas aux débats ? Les batraciens, comme tout le vivant non-humain, dépendent entièrement de porte-parole humains pour faire valoir leurs « intérêts ». Cette asymétrie fondamentale révèle la difficulté de construire une véritable politique du vivant : comment représenter ceux qui ne peuvent participer directement aux délibérations démocratiques ? Dans le cas de la D28, cette représentation s'est faite principalement par l’intermédiaire de données scientifiques (comptages, cartographies migratoires) qui, aussi rigoureuses soient-elles, ont visiblement peiné à susciter l’empathie ou l’identification nécessaires à l'acceptation sociale du renoncement.
A l’époque de la fermeture temporaire de la route, nous n’avons pas pensé à filmer les opérations de déplacement à la main des batraciens. Nous aurions pu diffuser les images des seaux contenant des grenouilles et des tritons aux personnes qui doutaient de leur réelle présence sur cette route et pourquoi pas susciter une forme d’empathie auprès des riverains.
Nathalie Bouzid
Maire-déléguée de La Poterie
D’autre part, comment prendre en compte la multitude des attachements à cette portion de route ? Par exemple, l’attachement à la valeur patrimoniale des biens immobiliers que les modifications d'accessibilité peuvent affecter, l’attachement à des dimensions plus symboliques comme l'imaginaire de liberté que charrie l'automobile dans nos sociétés ou plus simplement l’attachement aux paysages de cette petite route bucolique, havre de paix dans des journées de travail bien denses ?
Le cas de la route des Landes à Lamballe-Armor illustre la nature complexe du renoncement écologique. Aujourd'hui, la fermeture de la route apparaît encore largement comme un acte de soustraction : on supprime un usage sans que la recomposition territoriale soit pleinement advenue. L'enjeu de la redirection écologique est précisément de transformer cette soustraction initiale en véritable recomposition : recomposition des usages, des valeurs, des attachements territoriaux, des imaginaires... Cette transformation reste fragile, une élection peut tout défaire…, ce qui souligne la nécessité de construire tant les justifications rationnelles que les récits collectifs capables de rendre appropriables et désirables ces mutations profondes. Car au fond, la question n'est peut-être pas tant de savoir si nous pouvons nous permettre de fermer des routes pour des batraciens, mais plutôt si nous pouvons nous permettre de ne pas le faire (et à quelles conditions).
Depuis la mise en place d'une démarche Atlas de la Biodiversité Communale (ABC) par l’intercommunalité, les regards sur les enjeux de biodiversité ont évolué. Cela a été un travail de longue haleine qui a conduit à l’adoption d’une stratégie en faveur de la biodiversité en 2024. Il y a une vraie progression des mentalités mais ce n’est pas encore un acquis pour tout le monde.
Pierre-Alexis Rault
Chargé de mission biodiversité au sein de l’association VivArmor Nature