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Crédit ©CDC Biodivesité
Entre compromis inacceptable pour ceux qui jugeaient la directive Omnibus comme un recul des ambitions environnementales de l’Union, et compromis insuffisant pour ceux qui réclamaient davantage de simplification, celle-ci a été rejetée par le Parlement européen le 22 octobre 2025, repoussant les négociations à un nouveau vote en novembre.
Ce paquet réglementaire devait conduire à une refonte du cadre de reporting, notamment pour l’ESRS E4 ((European Sustainability Reporting Standards), qui encadre la production et la diffusion des données associées à la biodiversité. Alors que les défenseurs de la directive Omnibus identifient la production de données extra-financières comme une charge pour les acteurs économiques, la réflexion sur la simplification de aurait dû porter sur la pertinence des données collectées et l’opérationnalité des méthodes pour les produire pour garantir l’efficacité et la pertinence du dispositif. L’approche retenue pour la refonte remet en cause le potentiel de transition écologique des activités économiques européennes, et pourrait à ce titre s’avérer être une erreur stratégique.
La Corporate Sustainability Reporting Directive constitue, avec la Sustainable Finance Disclosure Regulation et la Taxonomie européenne, les trois piliers du cadre de reporting extra-financier européen. La production et la diffusion des données qui en résultent doivent ainsi répondre à deux enjeux :
Entrée en vigueur le 1er janvier 2024, la CSRD offre ainsi la possibilité d’élargir la notion d’intérêt social des entreprises en intégrant les aspects environnementaux et climatiques comme des éléments matériellement structurants pour assurer leur pérennité financière. Si l’objectivation de ces interactions, ainsi que des impacts, risques et dépendances associés à la nature constitue l’objet même de l’exercice de reporting, une bonne ou mauvaise prise en compte de ces enjeux peut déjà engendrer des répercussions économiques.
Ces données sont déjà mobilisées par les investisseurs institutionnels, pour alimenter leurs outils d’aide à la décision et réorienter les capitaux disponibles. Par ailleurs, ces acteurs, étant eux-mêmes soumis à un exercice de transparence sur la qualité environnementale de leurs produits d’investissement, ils portent une attention croissante à la qualité environnementale des actifs, et donc au niveau d’engagement des entreprises par rapport à leurs concurrents. De ce fait, l’obtention de financement à moindre coût pour les organisations privées est déjà corrélée à la publication des informations environnementales[1], et peut d’ores et déjà être conditionnée à l’atteinte d’objectifs environnementaux.
Ce lien entre gouvernance, reporting et performance financière élargit les responsabilités des administrateurs : la préservation du capital naturel devient un objectif stratégique à part entière. Cette nouvelle relation s’illustre à la fois par les possibilités offertes en matière de différenciation concurrentielle (basé sur une meilleure prise en compte des enjeux), mais aussi par la capacité des parties prenantes — notamment des actionnaires — à directement questionner les engagements pris. Bien que le vote de résolutions « Say on Biodiversity »[2] reste encore rare, le cadre de la CSRD offre un levier pour les acteurs désireux de réorienter les entreprises vers des trajectoires plus soutenables.
Si le reporting extra-financier est parfois perçu comme un exercice de conformité formelle, il importe de rappeler que son ambition va bien au-delà. L’objectif premier est de contribuer à la construction de stratégies de gestion des risques et d’identification d’opportunités, permettant aux entreprises de renforcer leur résilience.
Dans la mesure où la publication transparente des données extra-financières est désormais une contrainte réglementaire, il devient possible d’analyser les secteurs d’activité et les entreprises avec un niveau d’exigence comparable à celui d’une analyse financière classique. Plus que la seule publication de ces données – qui pousse néanmoins les acteurs à se structurer et à identifier leurs enjeux en matière de durabilité – c’est aussi la réalisation « benchmark » qui permet de challenger la production des données des acteurs, de définir des tendances sectorielles, et de fournir une incitation à la mise en place de meilleures pratiques.
L’hypothèse sous-jacente à la structuration du cadre de reporting européen est que la mise à disposition de ces données peut suffire à enclencher une dynamique de transition. La Mission Économie de la Biodiversité a donc souhaité interroger cette hypothèse en réalisant un benchmark multi-sectoriel sur la prise en compte des enjeux liés à la biodiversité. Ce travail s’appuie sur deux approches méthodologiques complémentaires :
Les résultats révèlent que la biodiversité demeure souvent marginale dans les stratégies des entreprises. Des écarts significatifs apparaissent entre la matérialité perçue — telle que soulignée par les scientifiques et les parties prenantes sectorielles — et la matérialité effectivement reportée dans les documents publics. Ce décalage traduit une tension entre le discours stratégique et la pratique de reporting, mais aussi les difficultés persistantes à quantifier, comparer et intégrer les enjeux liés au vivant dans un langage commun.
Ainsi, l’exercice de transparence ne constitue qu’une première étape — certes essentielle — vers une mise en cohérence des démarches d’évaluation, de pilotage et de transformation des modèles économiques, en tenant compte des dépendances et impacts sur la biodiversité.
En positionnant le cadre de reporting européen comme « une source de charge règlementaire »[3] qui contribuerait à miner la compétitivité des entreprises européennes, les défenseurs de la directive Omnibus s’inscrivent à rebours des études montrant une corrélation forte entre transparence, performance ESG et valorisation des entreprises[4][5].
Ils omettent également de prendre en compte la dynamique mondiale qui se structure autour de ces enjeux comme la parution de la norme ISO 17298:2025, qui propose un nouveau standard auditable d’intégration de la biodiversité dans les stratégies des entreprises. En permettant de structurer la collecte, la publication et, in fine, la mobilisation des données, le cadre européen de reporting facilitera la certification des entreprises européennes et pourra, à terme, offrir un levier de différenciation, voire un avantage concurrentiel.
Par ailleurs, de plus en plus de grandes entreprises sont soumises à une obligation de publication de leurs données extra-financières. À titre d’exemple, la Chine imposera dès 2026 à l’ensemble des grandes entreprises cotées localement la publication de leurs performances extra-financières. Dans un contexte de tensions commerciales croissantes, la construction de ces nouveaux cadres de reporting pourrait conduire à l’instauration de nouvelles barrières à l’entrée pour les acteurs non nationaux. Conserver une expertise sur l’interopérabilité entre les cadres de reporting, les outils et les méthodes mobilisables pourrait s’avérer, à terme, un enjeu stratégique pour les acteurs économiques.
La directive Omnibus, présentée par ses défenseurs comme une nécessité pour préserver la compétitivité des acteurs économiques, pourrait en réalité produire l’effet inverse. Elle ne supprime pas la distorsion de concurrence entre les entreprises européennes et celles du reste du monde. Par ailleurs, en limitant les exigences en matière de production de données, elle limite la possibilité d’objectivation des engagements, et freine l’instauration d’une meilleure exigence environnementale pour les biens et services produits par les entreprises européennes. Dans le même temps, l’instabilité institutionnelle qui en résulte contribue à relativiser l’enjeu de la prise en compte de la biodiversité, et à restreindre les budgets et les embauches associés à ces domaines[6]. Pourtant, la production de données extra-financières offre, à tout le moins, la possibilité de différencier les biens et services produits en fonction de leurs impacts environnementaux, voire d’instaurer de nouvelles normes applicables également aux marchandises importées, réduisant ainsi les distorsions de concurrence et contribuant à accélérer la transition des acteurs. L’Europe pourrait ainsi perdre son leadership à l’échelle mondiale sur les sujets environnementaux, et affaiblir la position des acteurs économiques européens engagés dans une démarche de transition.
Rappelons pour conclure que la tendance actuelle ne permettra pas à l’Union européenne d’atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés à l’horizon 2030 en matière de biodiversité[7], rendant la mobilisation des acteurs économiques d’autant plus essentielle et l’arrimage de leurs processus d’intégration des enjeux environnementaux aux objectifs européens d’autant plus stratégique. Le débat mériterait donc d’être recentré sur les outils et méthodologies permettant d’exploiter pleinement les données produites dans le cadre d’un exercice de transparence. C’est là que se situe la marge de progression pour construire un avantage concurrentiel fondé sur une meilleure compréhension des enjeux de biodiversité, une plus grande résilience des modèles d’affaires, et potentiellement une meilleure qualité environnementale des biens et services produits.
Pour aller plus loin :
Télécharger le dossier de la MEB : Intégration de la biodiversité par les acteurs privés entre reporting et approche volontaire
Notes
[1] Kleimeier, S., & Viehs, P. M. (2016). Carbon disclosure, emission levels, and the cost of debt. Maastricht University, Graduate School of Business and Economics. GSBE Research Memoranda No. 003 https://doi.org/10.26481/umagsb.2016003
[2] En 2024, ICADE a soumis au vote une résolution sur les engagements pris en matière de climat et de biodiversité lors de son assemblée : lien vers le communiqué de presse
[3] Draghi, M. (2024). The future of European competitiveness- Part B in depth analysis and recommendations. Comission européenne.
[4] Yu, E., Guo, C., Luu, V. (2018), Environmental social and governance transparency and firm value. Business Strategy and the Environnement.
[5] Aydogmus, M., Gülay, G., Ergun, K. (2022). Impact of ESG performance on firm value and profitability. Borsa Istanbul Review.